"Esche, annélidé, ver de vase (genre Hesione [1]) utilisé comme appât par les pêcheurs provençaux (prov. esco)."
Nous voici enquêteurs : quelles sont les particularités de ces "esques" dont on nous parle, qui charment et piègent les poissons d’ici ? Cynthia Lopuszanski, propriétaire du magasin Appâts Express, nous dit tout de ces petites bêtes...
K : Est-ce que vous pouvez vous présenter ?
Moi, je m’appelle Cynthia Lopuszanski, je suis gérante de cette boutique depuis un peu plus de cinq ans maintenant. Voilà... je suis d’une famille de pêcheurs et de commerçants de pêche donc je prends la relève, on va dire.
K : Vous avez toujours vécu à Marseille ?
Oui.
K : La pêche, c’est une passion pour vous ?
Oui. Depuis que je suis petite. Mes parents m’emmenaient à la pêche, on fait des voyages pêche.
K : Il faut avoir un diplôme spécial pour tenir ce genre de magasin ?
Non, absolument pas. Il faut avoir un peu des notions de gestion et de commerce. Mais pas du tout de diplôme spécial.
K : Vous avez repris le magasin, vous connaissiez les anciens propriétaires ?
Je ne connaissais pas vraiment les anciens propriétaires. Mais je le leur ai repris. En fait ici c’est le plus vieux magasin de pêche de Marseille, il a plus de 70 ans. Il y a eu plusieurs propriétaires successifs, on va dire. Je suis la dernière. Moi, je connais ce milieu depuis longtemps parce que ma mère a eu pendant plus de trente ans un magasin de pêche à la Pointe Rouge, donc quand j’étais petite je filais souvent un coup de main à la boutique.
K : Est-ce que vous pouvez vous étendre un peu plus sur l’histoire de ce magasin ?
A ce qu’on m’a dit - maintenant il faut voir - c’est le plus vieux magasin de pêche de Marseille. La particularité, c’est qu’il a été souvent tenu par des femmes. Et les femmes, dans ce milieu, y en a pas énormément !
K : Est-ce que vous constatez une évolution de Marseille, un changement de la ville, de la population, des habitudes de vie...?
Par rapport au magasin ? De plus en plus de jeunes se mettent à la pêche, ce qui fait plaisir parce que c’est quand même une activité saine : on est au bord de l’eau, on est proches de la nature, c’est agréable. Maintenant, une évolution... peut-être on a perdu pas mal de pêcheurs parce qu’y a la grande digue du Large, qui est entre le Vieux-Port et l’Estaque, qui a été fermée pendant longtemps, donc y a eu une grosse perte de pêcheurs... Là c’est ré-autorisé depuis deux ans, donc ça recommence.
K : Ça va pas changer, avec Euroméditerranée ?
On va voir. Ce qui nous fait très peur, c’est le projet du parc national des Calanques.
K : Il ne sera plus accessible aux pêcheurs ?
C’est probable. Pour ce qui est des pêcheurs du bord, on ne sait pas mais pour ce qui est des pêcheurs en bateau, on parle du bord de mer jusqu’à 8000 miles nautiques : interdiction de pêche, ce qui fait que tous ceux qui ont des barques, des petits bateaux, ne pourront plus pêcher, parce qu’ils sont autorisés à aller que jusqu’à 5000 miles nautiques. Donc ça risque de poser un très gros problème.
K : Est-ce que vous avez une clientèle typique ? Ce sont plutôt des pêcheurs qui font de la pêche en amateur ou en professionnel ?
En amateur. Après il y a un petit peu de tout. Des jeunes, des moins jeunes, des personnes âgées, beaucoup de retraités aussi pêchent. De tous les milieux sociaux. Ce n’est pas une activité qui coûte cher... Tout le monde peut aller à la pêche, qu’on soit aisé ou moins aisé.
K : Vos pêcheurs pêchent à Marseille, ou un peu aux alentours ?
La majorité pêche sur Marseille. Ensuite, il y a des pêcheurs qui vont pêcher à La Ciotat, aux Lecques, du côté de Fos, de Martigues, Carry, la Côte Bleue... Mais la grande majorité de ma clientèle à moi, c’est Marseille.
K : Vos pêcheurs pêchent sur le bord de mer ?
J’ai les deux, une clientèle bateau et une clientèle bord de mer.
K : Vos pêcheurs pêchent à la canne à pêche ou à la palangrote ?
Ils pêchent à la canne à pêche. La palangrote, c’est de moins en moins utilisé je pense. De toute façon on ne pêche à la palangrote que du bateau, pas en bord de mer. Donc dans le bateau on a toujours quelques palangrotes qui traînent, au cas où les copains viennent pêcher. La palangrote c’est surtout pour pêcher les petits poissons de roche.
K : Quelles sont les différences et les spécificités de chaque esque ?
Alors, pas de chaque esque, de chaque ver de mer. Je ne vais pas vous faire toute la liste, parce qu’il y a plus de 20 sortes d’appâts, qui ne sont pas faits pour la même chose... Grosso modo, il y a les appâts “nobles”, entre guillemets, avec les bibis, les mourons, les vers américains pour pêcher les gros poissons, les daurades, les sars, les loups. Le ver américain c’est bon pour le pageot aussi.
Ensuite, il y a ce qu’on appelle les esques, qui sont plus pour pêcher le tout-venant, les poissons de roche, la soupe, les dures, les demi-dures, le jumbo, les saltarelles.
Et à côté de ça on va avoir des vers saisonniers comme les vers noirs, les cordelles, qui sont à chaque fois pour des types de pêche très spécifiques et surtout très saisonniers. Après, il y a d’autres appâts comme les favouilles, les petits crabes, les piales, les choses comme ça. Mais nous on est vraiment spécialisés dans le ver marin. Sur le site de Normandie Appâts, qui est notre fournisseur, il y a tous les types d’appât avec les saisons, les types de poissons. Leur site est pas mal fait.
K : Vous êtes importatrice ?
Non, pas du tout. Mon père est importateur-exportateur de vers de mer du Nord, c’est Normandie Appâts, qui est le plus gros distributeur européen. Donc ils ont la quasi-totalité du marché, surtout en France. Il connaît les vers depuis 40 ans, les étudie, développe avec mon oncle tout ce qui est conditionnement des vers, recherche de nouvelles espèces... pas de nouvelles espèces car elles existent, mais pouvoir importer des espèces, c’est pas évident. Quand on les prend dans les pays chauds, il y a tout un système de conservation/réfrigération qui est très compliqué, du moment où elles sont ramassées jusqu’à ce qu’elles arrivent dans le magasin de pêche. Ils ont une grande expérience du terrain, savoir si ça marche ou ça ne marche pas... Parce qu’une fois qu’on a trouvé un ver, qu’on arrive à le conditionner, encore faut-il qu’il convienne pour la pêche sur certaines zones ; ou bien on trouve des vers qui conviennent mais qui sont très délicats à importer. Il y a un très gros travail en amont avant de commercialiser un simple ver.
Donc moi aussi depuis que je suis petite, je voyage pour aller voir les vers, les zones de ramassage, pour essayer de trouver les meilleurs systèmes de boîtes et de litières pour que le ver dure le plus longtemps possible. Il y a eu une très grosse évolution depuis plus de 30 ans là-dessus : avant les vers on les gardait 2-3 jours, maintenant on peut les garder 15- 20 jours sans problème et encore ça dépend des espèces, des saisons. Mais, moi je ne travaille pas pour Normandie Appâts, je suis gérante de magasin et je suis leur cliente. Je m’y connais bien parce que j’ai fait beaucoup de voyages, je suis dans leurs labos, entre guillemets pour élaborer ce qui va faire en sorte que le ver reste le plus attractif possible.
K : Vous voyagez où ?
On va dire Asie et Europe, aux États-Unis aussi surtout pour les vers américains ; je ne peux pas vous en dire plus. Ça fait partie du secret professionnel.
K : Est-ce que les pêcheurs utilisent des boîtes pour transporter leurs appâts ?
Oui, bien sûr. Tous les appâts se vendent en boîtes, exceptés ceux qui se conservent mieux dans l’eau de mer. Je vais vous montrer.
On vend les appâts conditionnés dans des boîtes ou des cartons. Il y a des
vers comme les vers américains : on les reçoit par cartons et ensuite on fait des paquets dans lequel on met du papier journal et des algues. Ensuite chaque appât a une litière différente, souvent c’est des mélanges d’algues, de papier mâché, des choses qui sont complètement biodégradables. Ce n’est pas la même litière à chaque fois. Chaque litière doit être adaptée en termes de salinité et d’humidité à chaque ver, pour ne pas les abîmer. Ça c’est le genre de boîtes qu’on reçoit. Tous les matins, les appâts sont contrôlés. Dès qu’il y a un bout de ver qui est cassé, on le jette parce que sinon ça va moisir et abîmer tout le reste de la boîte. S’il y a un ver qui est cassé on le jette, s’il y a un ver mort on le remplace par un autre ver vivant pour que la boîte ne se détériore pas trop rapidement.
On a ces boîtes, puis on en a d’autres pour les bibis par exemple, ce sont les vers roses que vous voyez aussi dans l’eau, on les conserve dans dans un genre mousse dans laquelle on a mis du produit pour les garder vivants longtemps. Là, fin mars on n’a pas encore toutes les espèces de vers, mais dès le mois d’avril/mai, l’été et septembre/octobre, on a une plus grande variété. On a 20 variétés différentes en fonction des saisons. Il faut prendre en compte que les vers se conservent au frais. Donc on conseille à nos pêcheurs d’aller vite pêcher ou d’avoir une petite glacière avec eux. Car les vers craignent le chaud mais aussi le trop froid, tous excepté un ver que nous n’avons pas encore, que nous faisons que l’été : la super cordelle, qui elle, peut se conserver tant qu’on veut à 30-35° sans problème.
Tous les vers aussi ne se conservent pas à la même température. On a des frigos à 10°, des frigos à 8° et ceux qui sont dans l’eau sont conservés à 15°.
K : Mettre les vers dans du papier journal, ça ne se fait plus ?
Depuis très longtemps, c’est les boîtes. Je ne peux pas vous dire en quelle année les boîtes ont commencé, mais c’est depuis belle lurette ! Au tout début, c’était vendu en vrac, donc dans du journal. Mais ça fait au moins 20 ans qu’il y a des boîtes.
Elles se perfectionnent au fil du temps. Là c’est du carton biodégradable. Quand il y en a qui ont des dessous en plastique, c’est des plastiques insubmersibles, pour pas que ça se retrouve au fond de l’eau et que ça abime les fonds marins. On essaye aussi de sensibiliser les gens à ramasser les poubelles, ramasser leurs déchets et une fois qu’ils ont fini la partie de pêche, aller les jeter à la poubelle. Malheureusement quand on fait le tour des endroits de pêche, on retrouve beaucoup de boîtes qui traînent par terre ou qui flottent sur l’eau. Ça malheureusement, on n’y peut rien, c’est une question d’éducation.
K : Le ver s’utilise en entier ?
Alors, ça dépend des vers. Il y a des vers qui s’utilisent uniquement en entier, comme par exemple le bibi ou le ver noir. Si vous les coupez ils vont se vider, vous n’allez plus avoir que la peau. C’est pas bon. Mais il est toujours bon d’utiliser le ver en entier, comme ça on ne l’abîme pas.
Parfois il y a des vers très très longs que l’on peut couper ou quand on va pêcher les girelles, les petits poissons de roche, on peut les couper. En sachant qu’il faut toujours commencer par utiliser la queue, et on coupe en remontant doucement jusqu’à la tête, pour que le ver ne meure pas trop rapidement.
K : Il y a des techniques particulières pour accrocher les vers ?
Oui et non ! Il faut que le ver soit le moins abimé possible, pour qu’il reste le plus longtemps possible vivant. Donc il est bon d’avoir un montage à l’hameçon de type pyrénéen, c’est-à-dire que le petit bout de fil qui dépasse de l’hameçon sur lequel on va accrocher le ver doit être dirigé vers le haut, de façon à ce qu’il ne vienne pas heurter le ver. C’est le montage le plus approprié. Après il y a d’autres montages... Mais c’est mieux d’enfiler le ver avec une aiguille, c’est un petit tube métallique avec lequel on va enfiler le ver, ensuite on va le faire passer avec ça sur l’hameçon ; ça permet de ne pas trop toucher le ver, de ne pas l’abîmer, de ne pas l’exploser.
K : Quelle est la constitution des vers ?
Michel Lopuszanski, son oncle, par téléphone, directeur de Normandie Appâts : Le ver est un animal, un invertébré marin, qui vit dans le substrat du fond de la mer, principalement dans de la vase ou dans du sable, mais aussi dans le gravier. Cela dépend des zones géographiques.
On les trouve soit dans les zones de balancement des marais (à marée basse), soit en mer. Ils ont une durée de vie très limitée, de quelques jours, 2 à 3 jours, une semaine au plus. C’est une espèce animale qui ne peut pas vivre en dehors de son milieu naturel. C’est pour ça que cela engendre une gestion dangereuse. Il ne faut pas en commander de trop.
Sur les côtes de la Manche, de l’Atlantique, les pêcheurs vont les
ramasser eux-mêmes, sur le sable des plages. Mais à Marseille, y a pas de marée. Donc c’est très difficile de les collecter. Il faut y aller en plongée.
C.L. : Le ramassage, il a du vous dire que c’est quand la mer se retire, à marée basse ?
K : Oui, sinon il faudrait y aller en plongée.
Oui, et on n’y arriverait pas forcément. Car à marée basse, les vers font des petits trous dans le sable qui permettent de les repérer et d’envoyer la pioche, différents accessoires ou les mains, pour les retirer sans les abîmer. En mer souvent c’est dans des milieux vaseux où il n’y a pas de visibilité. C’est pour cela qu’on ne peut pas avoir n’importe quelle quantité à n’importe quel moment, ça dépend de la lune et de la marée.
K : Quel est leur prix et son évolution ?
Alors, les prix des vers... La boîte va de 3 euros à 8 euros 50. En moyenne.
Il y a des vers qu’on vend à la pièce, donc qui sont moins chers. Et il y a les vers comme les chaluts, qui sont vendus beaucoup plus chers.
L’évolution, je crois que c’est le seul produit au monde que je connaisse qui n’ait pas subi d’évolution, d’augmentation depuis des années ! Exceptées deux sortes d’appâts : un qui a pris 30 centimes, et l’autre 50 centimes. Donc, nous les commerçants de pêche, nous ne gagnons pas beaucoup d’argent avec les vers de mer. Parce que tout ce qu’on jette, c’est de la perte. Et c’est un produit qui est extrêmement périssable... Dès qu’il y a un coup de mistral, il n’y a plus de pêcheur et la marchandise, bien souvent, part à la poubelle.
K : Ça se conserve combien de temps ?
Ça dépend des appâts. Au minimum, 3-4 jours. Après, les super cordelles, je crois que ça va jusqu’à 2-3 mois.
K : Vous les gardez combien de temps dans votre magasin ?
L’été, un ou deux jours, parce qu’il y a beaucoup de monde. On reçoit de la marchandise tous les jours ou tous les deux jours. L’hiver, il n’y a qu’une ou deux livraisons par semaine, donc on les garde maximum une semaine. Ça dépend, dès que les appâts sont abîmés, on est obligés de les jeter. Le ver doit être beau et en pleine forme pour la pêche.
K : Vous vérifiez tous les matins les appâts ?
Oui, tous les matins. On a aussi un distributeur automatique dehors, là on vérifie les boîtes deux fois par jour, pour que les clients n’aient pas de mauvaise surprise en prenant une boîte.
K : Les professionnels, ils vont s’approvisionner dans d’autres magasins ?
Les professionnels, ils ne pêchent pas beaucoup à l’appât, sauf pour les palangres : dans ce cas ils utilisent des bibis. Ils peuvent aller soit chez moi, soit chez des confrères. Mais les professionnels pêchent surtout au filet, et au filet on n’a pas besoin d’appâts.
K : Il y a beaucoup de professionnels dans la région ?
Il y en a de moins en moins. Les temps sont de plus en plus durs pour tout le monde, et les poissons malheureusement...
K : Il y a des disparitions d’espèces ?
D’espèces peut-être pas, mais ça s’est amoindri. Mais il est certain que ce n’est pas le petit pêcheur plaisancier qui fait du mal à la population des poissons, car on ne retire que du poisson de la mer.
Propos recueillis par Natacha Boutry - Photos : Jaime Rojas
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