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On est des pauvres commerçants - Mutations urbaines - La république en chantier - Paroles de commerçants - La revue du témoignage urbain

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Paroles de commerçants

On est des pauvres commerçants

Au n° 26

« Chez moi, c’est du prêt-à-porter féminin classique, environ trente ans jusqu’à cinquante, soixante ans. J’attends les clients, quand on a un commerce c’est que les clients qui comptent ! On peut avoir de l’or, des diamants, si y a personne qui passe, ça sert à rien. De toutes façons cette rue elle était toujours en déficit au départ. C’est pas une rue commerçante. On gagnait notre vie pour pas se plaindre, sans plus. On pouvait payer. Mais avec ces travaux c’est la folie, quoi ! » Eliahou Assouline, patron d’Angie boutique depuis bientôt dix ans.


On est des pauvres commerçants
 On est des pauvres commerçants

Koinai : Vous faites partie de ceux qui restent ?
Oui, d’accord, mais de quelle façon, de quelle manière, à quel prix ! J’ai fait des prêts pour rester ici par exemple. Je suis locataire. Le propriétaire c’est Eurazéo. De ce côté-là, franchement, c’était très correct. Je sais pas ce que les gens disent, en tous cas avec moi, c’était très correct. Ça se passait très bien. Ils m’ont augmenté le loyer, car j’ai renouvelé le bail - y a quoi ?- y a six mois à peu près. Ils m’ont augmenté de cent euros par mois, ce que je comprends très bien parce que ils ont beaucoup investi au niveau de la rue, ils ont fait l’immeuble qu’il est propre, tout ça ça va sur le bon sens, donc pour moi personnellement je trouve que c’est tout à fait normal. Pour moi, c’est normal, et avec moi personnellement, y avait aucun problème. Rien à dire. Mais franchement, je vous parle franchement, voilà. Les choses qui sont bien il faut le dire, les choses qui sont pas bien il faut le dire aussi. Voilà, exactement. Donc avec moi ça a passé comme ça, pas de problème. Au contraire, ils ont même été quelque part "gentils", parce que j’ai une difficulté à payer, parce que si vous voulez c’était un peu en retard que je payais toujours mon loyer, et caetera, ils m’ont pas causé de problème. Je vous dis la vérité, hein !

K : Quelle différence avez-vous noté depuis le début des travaux ?
Au niveau du chiffre ça a beaucoup baissé, on voit plus personne. Notre clientèle qu’on avait avant, y sont plus là. J’ai beaucoup perdu, c’est ça le problème. Y a plus de parking pour les voitures. Les gens ils peuvent pas garer. Bon, maintenant si il y a des gens qui veulent acheter des T-shirts chez moi, ils vont garer la voiture au Centre-Bourse, et ils marchent deux minutes pour venir chez moi. Mais ceux qui me connaissent pas, ils peuvent pas. Ce que je vois aujourd’hui : c’est calme, y a personne qui passe, personne. De temps en temps, on voit un client qui dit : "Oh, la, la… il est toujours là… en vie !" Je vous dis pas le contraire ! Des journées, des journées, des journées je vois pas la face. Mais si je raconte ça à quelqu’un, il va me dire : "Monsieur, je vous crois pas." Bon, c’est vrai de temps en temps il y a des clients que je connais pas, qui sont ici par hasard, qui rentrent, qui achètent un T-shirt. C’est pas ça du tout, quoi, hein !

K : Comment faites-vous face à cette perte de clients ?
Pour rester, il faut quand même avoir un débit, sinon, c’est pas possible : on n’arrête pas de faire des promotions. Les soldes, on commence avant soldes ; on fait les soldes après soldes. Et au milieu de tout ça, on fait une promotion. Finalement, on vend pratiquement rien. Je suis un commerçant comme un autre, mais j’y suis pas pour pleurer. C’est la réalité. Maintenant, si je gagnais ma vie, je vous dis rien. Je dis : "Tout va bien, je gagne ma vie, je suis content." Mais ça fait deux ans que la situation est grave, très, très grave. On compte au centime près. Même l’électricité, même le téléphone, on recule à une semaine près, pour pas être embêté à la banque qui rejette pas les chèques, et caetera, pour payer. On joue avec le temps, c’est le temps qui vaut plus que le commerce. Avec les fournisseurs, on est en retard. Y a des fournisseurs qui acceptent, y a des fournisseurs qui n’acceptent pas, alors, ils ne vous livrent plus, parce que vous êtes pas à l’heure, car eux, ils ont des responsabilités que je comprends très bien, mais malheureusement mon cas à moi, je peux pas faire autrement. Quand ça rentre pas, je peux pas tirer de chèques.

K : Y aurait-il quelque chose à faire pour redynamiser l’activité ?
Pour le moment, non. La seule solution : rester, ouvrir le magasin et attendre… et ça passe. De toutes façons, on peut pas changer d’activité, surtout pas maintenant ; en pleine crise, c’est interdit ! Vous savez, c’est comme quelqu’un qui marche sur un fil, hein ! Si ça bouge trop, il plonge. C’est exactement comme ça. On change l’activité quand la crise elle est passée. Pas maintenant. Parce que le peu qu’y a de clientèle qui connaît le magasin, au moins y vient. Demain, je vais changer l’activité, la personne qui me connaît, vous dites "la rue de la République"… "La rue de la République… y a des travaux, on va pas y aller…" On peut rien faire. Attendre, y a pas autre chose. On tourne, on vire, on veut comprendre, on veut chercher. Alors il vaut mieux rester comme on est, pour le moment. Il faut que cette histoire soit terminée et qu’on ouvre la porte pour travailler.

K : Combien de temps encore cette situation va-t-elle durer ?
À mon avis, il y en a encore pour un an. Vu le chantier, ça c’est sûr. Ça fait deux ans, plus un an, ça fait trois. Ça a commencé doucement, doucement, depuis trois ans. Puis après ils ont commencé les échafaudages, les appartements, des camions qui roulent ; ils bloquaient la rue. C’était impossible à travailler quoi ! Les gens disent que c’est difficile à venir, qu’on peut pas marcher, que c’est du bruit, qu’il y a la poussière.

K : Et les délais, pensez-vous qu’ils seront respectés ?
Les travaux qui sont à côté, ça va être fini dans les semaines qui viennent. Ce qui reste à faire dans cette rue, c’est les trottoirs. Ça va être moins long que les trottoirs avec le tramway, parce que là y a pas de tramway qui passe. Il passe à Sadi-Carnot, et il va à la Joliette. Ils disent que ça va prendre six, sept mois. Moi je vous avais dit un an, parce que avec l’expérience du retard… tout simplement. Le parking c’est plus tard. Mais ils sont presque à la fin, d’après ce que j’ai compris. De toute façon, le client il va venir quand les travaux seront finis, il va pas venir avant. Quand il va dire : "Hop, c’est fini, on va y aller."

K : Comment vous-êtes vous adapté aux conditions de chantier ?
Je fais attention, parce que bon je suis un peu... pas maniaque… C’est que les gens y vont, y vient, faut que ça soit propre, il faut que ce soit agréable. C’est la moindre des choses. Là maintenant c’est rien, mais quand c’était en plein travaux… Avec les échafaudages, la vitrine je pouvais pas la faire parce que deux secondes après, y a plein de poussière dans la vitrine. C’était dégueulasse. Par terre, il fallait passer 5 à 6 fois par jour, et encore, nous on arrivait à glisser dans les poussières. Je comprends les gens qui travaillent, tout ça, eux, y sont pour rien. Mais nous en attendant qu’est-ce qu’on fait si on vient ici pour nettoyer, pour enlever la poussière ? Qu’est-ce qui rentre ?… Alors il vaut mieux qu’on reste à la maison.

K : Qu’attendez-vous de ces travaux ?
Je sais pas. On va avoir des enseignes différentes. Pour le moment, y a personne qui est venu. Y en a qui disent c’est "César" qui va venir, c’est "Séphora" qui va venir, que c’est "Chanel" qui va venir, j’en sais rien moi. Franchement je vais vous dire quelque chose : j’ai 49 ans, et avec l’expérience que j’ai de ma vie, je sais que les paroles, c’est une chose, et que la réalité ça en est une autre, après ce qui disent les gens... Les gens y disent : "Après ça va être bien." En tous cas pour moi, personnellement, j’espère ! Je sais pas, mais j’espère. J’espère, j’espère que ça va donner un plus.

K : Croyez-vous en ce projet ?
J’ai vu la maquette et je l’ai trouvée très jolie. Quand c’est fini, c’est très joli. Beaucoup de choses ça peut amener. On va avoir des trottoirs de 5 mètres, il va y avoir des arbres au milieu ; les trottoirs, ça va être avec des petits carreaux. Y a des parkings, y a le tramway qui passe, y a le Vieux-Port en bas… Ça va être propre, ça va être net, ça va être plus confortable ; on peut organiser une braderie chaque saison, une semaine ; que ce soit l’été ou l’hiver… Quand ça va être fini les gens vont chercher à savoir, comment c’est, si c’est joli ; ça va à mon avis démarrer… On sait pas. À partir du moment où ça va être, on va dire "confortable", pour moi mon calcul il est simple, il est pas compliqué, à mon avis on va avoir plus de monde qu’avant, on va dire 20%, j’en sais rien. Je pense que ça peut donner que plus. Voilà, que du bonus ! Mais en attendant on souffre. Maintenant, tant mieux si ça va être, et tant pis si ça va pas être… Demain si on est toujours là… Parce qu’on n’est pas sûr qu’on reste là.

K : Vous arrive-t-il de discuter avec vos collègues ?
On fait que ça, ah, ah ! Tellement on n’a plus de travail, on ferme, on discute, on parle : "Et celui-là quand il va finir, et celui-là quand il va commencer..." Vous pouvez compter le nombre de commerces qui sont restés, on sera deux ou trois ; sinon le deuxième morceau - ndlr : "de la rue de République, après le rond point Sadi Carnot"-, y a pratiquement plus rien.

K : Êtes-vous soutenu par les institutions ?
Pour l’indemnisation des périodes où c’était difficile, on attend des réponses, toujours. Mais on est presque à la fin des travaux. On pouvait mourir cent fois déjà. Il fallait penser à ça avant que les travaux y commencent. Pour essayer d’aider ces gens-là, parce que c’est des statistiques. Vous savez bien : quand on fait des travaux comme ça, y a des dégâts après, c’est comme une guerre. Alors avant ça il fallait, j’ai dit : "Aider les commerçants qui sont là, qui font le maximum pour rester." Faut pas laisser comme ça les gens, les gens ils ont des responsabilités, attendez il faut pas rigoler. Les huissiers, les lettres d’huissiers qu’on reçoit, pour ci, pour là, qu’est-ce que ça veut dire ? On va pas aller voler pour payer. Déjà on passe notre vie ici, sans congés, sans rien.

K : Vous faites partie d’une association ?
Non. Peut-être y a, mais je crois pas.

K : Comment tenez-vous ?
Je travaille seul, je prends pas de congés, d’accord ? Du lundi au samedi, d’accord ? Je ferme dix minutes pour aller chercher quelque chose à manger. Sinon, c’est du matin jusqu’au soir. Même j’ai des invités à la maison, je peux pas être avec eux, parce que vous savez, il faut que je sois là, parce que demain y a un chèque qui tombe, parce que je suis juste à la banque, parce que il faut faire des recettes, pour payer tout ça tout simplement. En temps normal, quand on travaille la saison, que tout va bien, on fait un mois de soldes, et caetera ; on arrive au mois d’août, on peut décemment se reposer, parce que l’année elle est lourde quand même. Même ça je peux pas.

K : Des regrets ?
Sincèrement, je vais vous dire, monsieur, le commerce c’est bien beau mais quand ça marche. Mais quand ça marche pas, vous êtes à une autre phase du commerce. C’est un pauvre commerçant, on va dire. C’est un pauvre commerçant. Nous maintenant, on est des pauvres commerçants. Par contre, quelqu’un qui passe comme ça, il voit le magasin bien beau, joli, et caetera, il sait pas les problèmes à l’intérieur qu’il y a, parce que le loyer, il faut le payer, l’électricité il faut la payer, l’URSSAF il faut les payer, les impôts il faut les payer... Il faut les gagner tous les mois. Et si on fait des promotions comme on a fait jusqu’à maintenant, on gagne pas. Et il arrive un moment on prend l’argent et il faut payer. Je suis content qu’il y a des travaux, c’est une bonne chose, mais le problème il est pas là : en attendant nous, comment on fait ? C’est nous qu’on souffre. Tous les jours on sait pas qu’est-ce que ça va être aujourd’hui. On se lève le matin, on vient travailler sans envie. Je passe mon temps à liquider les marchandises pour payer les fournisseurs, et c’est tout, stop ! Les gens ils vous regardent "… et si je rentre je vous fais un plaisir ; si j’achète un T-shirt, je vous fais un plaisir." On a ce sentiment en tous cas. C’est comme je lui dis à la femme - elle est très gentille d’ailleurs - qui s’occupe des indemnisations et tout ça : "Vous dites que ça va être mieux après, on va voir les rues comme vous dites. Je suis d’accord, je signe aujourd’hui un papier comme quoi si vous m’aidez, je vous rembourse." Elle me dit : "Ça n’existe pas, monsieur. C’est le système qu’il est comme ça."

Propos recueillis le 31/07/06 par Etienne Barbier ; rédaction : Patricia Rouillard.

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