Faire entendre sa voix pour vivre dans un environnement décent.
En charge de l’association des locataires du 74 avenue de La Viste et également administrateur auprès de la société HLM, Christian Théry serait le témoin idéal des mutations de son quartier. Son action dans le secteur sensible du logement en fait un "homme baromètre" des grandes tendances qu’il observe. Etabli à La Viste depuis 1980, Le 74 et le 38 ne sont pas que des numéros pour lui, il nous en parle avec connaissance et lucidité. Malgré toute la bonne volonté et l’énergie déployée, il ne cache pas ses inquiétudes sur l’avenir du quartier et constate que depuis une dizaine d’années les tensions et la peur font leur chemin en creusant des clivages qui risquent de s’accentuer... Le projet d’un jardin partagé serait-il une raison suffisante d’espérer ?
Koinai - Pouvez vous présenter, nous dire ce que vous faites dans la vie, vos activités... Si vous êtes originaire de Marseille ?
Christian Théry - Christian Théry, je ne suis pas originaire de Marseille, je suis né dans le Pas-de-Calais à Arras. Je suis retraité, et j’ai pris en charge l’association des locataires du 74 avenue de La Viste, La Viste-Provence, depuis quatre ans. Je suis également administrateur auprès de la société HLM depuis cinq ans et j’ai soixante et un ans.
K. - Quelles ont été vos impressions quand vous êtes arrivé dans ce quartier ?
C T. - Je suis arrivé sur le quartier en 1980. Mes impressions ? Un quartier magnifique, beaucoup de joie de vivre, qui m’a beaucoup plu à l’époque, aussi bien au 74, là où j’habite aujourd’hui, qu’au 38, puisqu’on venait jouer aux boules au 38 pratiquement tous les samedis. Voilà, c’était deux quartiers où il faisait bon vivre, avec beaucoup d’animations.
K. - Et aujourd’hui, quelles ont été les évolutions, qu’est-ce qui a changé ? En bien, en mal ?
C T. - L’évolution a été sensible ici. Au 38, je cerne beaucoup plus mal... ça a changé depuis une dizaine d’années. Bon, je vais pas dire par là que c’est l’apport d’un flux migratoire important, avec un peu de recul c’est peut-être pas ça la raison. La raison, c’est qu’il y a eu un bailleur social au 38 La Viste qui s’appelait Marseille Habitat, et Marseille Habitat a dû, je suppose qu’ils ont dû le faire, parce qu’ils n’avaient pas d’autres choix que de loger tout un groupe de familles, dont tous les autres bailleurs ne voulaient pas. Donc ce qui fait qu’on a malheureusement transformé une partie du 38 en ghetto. Et qu’on en a fait un petit peu, ce que j’appelle une zone de non-droit. Mais cette zone de non-droit a tendance à s’élargir et à prendre de l’ampleur, aussi bien ici... Enfin, je veux pas dire une ampleur conséquente, mais on le sent quand même... un malaise aussi bien ici que la cité au-dessus, on sent un malaise. On sent un malaise, parce que du fait de bandes de jeunes qui sont devenus complètement incontrôlables, ça amène quand même un fort sentiment d’insécurité.
K. - Ça se ressent dans l’ambiance ?
C T. - Oui, ça se ressent sur tout La Viste. On le voit, les gens ont peur de sortir le soir. A cinq heures, ils sont tous calfeutrés chez eux, ils ont peur. Est-il normal que moi, habitant au rez-de-chaussé j’ai des jeunes femmes qui rentrent à neuf heures ou à dix heures du soir de leur boulot et qui me sonnent pour que j’aille leur ouvrir la porte ? Pas pour leur ouvrir la porte, mais parce qu’il y a une équipe de jeunes qui est dans le hall et elles en ont peur, ce qui est quand même pas normal.
K. - C’est pour vous demander une protection ?
C T. - Oui. Ce n’est pas tous les jours, mais il y a quand même ce sentiment... Et puis, il y a des petites mémés qui ont été attaquées à cinq heures, six heures de l’après-midi. Tout ça, ça créé un malaise. Ça créé un malaise d’abord, parce que comme ils le disent ici en bas, les gens d’en haut disent que c’est les gens d’en bas qui viennent les agresser, alors qu’on sait très bien que même nous là-haut, malheureusement on a quelques individus qui commencent sérieusement à déraper, et qui connaissent déjà les Baumettes. Tout ce petit truc là... c’est lancinant, on dirait que c’est un mal lancinant, mais qui prend de l’ampleur... On en n’est pas encore comme en banlieue parisienne avec ses effets de bandes, mais on en prend le chemin. C’est mon avis.
K. - A partir de ce point de bascule dont vous parliez, il y a une sorte de dégradation ?
C T. - Il y a une dizaine d’années, j’ai senti qu’il y avait une dégradation et puis aussi un abandon complet des bailleurs. Le bailleur, c’est quand même lui qui doit faire respecter certaines règles, ce qu’il ne fait plus, il ne fait plus rien. Enfin, c’est pas qu’il ne fait plus rien, c’est que les employés se sont fait tellement... attaquer. Tous les ans, il y en a. Tous les ans, je sais que sur l’ensemble du groupe, bon ça couvre aussi trente départements, il faut pas l’oublier, il y a dix ou douze gestionnaires qui se sont fait massacrer.
K. - Est-ce que c’est parce qu’ils sont considérés comme des gens extérieurs au quartier ?
C T. - Non, c’est parce qu’on a l’impression qu’ils sont là pour faire respecter un certain ordre. Un peu un représentant de l’autorité. C’est dommage qu’en une dizaine d’années, ces deux quartiers aient... on va pas dire périclité, parce que c’est pas une fin en soi, mais il y a un mal vivre.
K. - Et sinon est-ce qu’entre le plateau, le 74 et le 38, il y a des échanges, des liens ou est-ce que c’est vraiment trois secteurs...
C T. - Non, c’est vraiment trois trucs différents... A part les familles de la cité au-dessus qui viennent au centre social pour les enfants, et quelques petites mémés qui viennent au loto... Je vais pas dire qu’il n’y a pas de clivage, mais si vous voulez, chaque cité a ses propres problèmes, on n’a pas envie d’aller chercher ceux des autres.
K. - Et est-ce qu’il y a aussi une identité ? Par exemple ceux du 38 se sentent appartenir au 38 ?
C T. - Oui, un peu comme le village. Voilà, c’est ça. On le voit, rien que pour le terrain de foot qui a été réaménagé, ou même le centre social, on dit le "centre social du 38". On dit pas le "centre social de La Viste".
K. - Est-ce que vous-même vous avez des liens, peut-être par vos activités associatives, est-ce que vous avez plus de contacts avec les gens du 38, du plateau ?
C T. - Oui, j’en ai beaucoup plus avec les gens du 38. D’abord, parce que je fais partie du conseil d’administration du centre social et de deux, parce que j’ai le privilège d’être administrateur élu par les locataires, donc aujourd’hui le 38 fait partie du même groupe que là-haut, puisque c’est le même bailleur. Donc, je suis quand même pas mal sollicité par des locataires qui ont des difficultés avec le bailleur. C’est beaucoup de gens que je ne connaissais pas, d’origines diverses. Ça se passe bien. Ils ont compris que j’étais pas leur ennemi, même si j’habitais là-haut.
K. - Pour conclure sur le quartier de façon générale, est-ce qu’il y a des choses que vous aimez particulièrement, et d’autres que vous aimeriez voir changer ?
C T. - Il y a beaucoup de choses qu’on aimerait voir changer. On aimerait quand même que cette réhabilitation commence et qu’elle se finisse. Aussi bien pour les deux cités. Je ne sais pas ce que ça va amener dans le cadre de vie, peut-être un peu de mieux vivre pour certains locataires, chez eux, mais je ne sais pas si ça va arranger les extérieurs. Au jour d’aujourd’hui, je ne suis pas foutu de savoir exactement ce qui va être fait. Parce que les aménagements extérieurs ont aussi une importance dans le cadre de vie. Qu’est-ce qu’ils vont faire exactement ? Est-ce que ce sera respecté ? Parce que c’est bien joli de faire, mais si derrière il y a pas le respect... Moi, je suis fortement inquiet là-dessus, parce qu’on sait pas exactement ce que le bailleur veut faire ou va proposer aux locataires. Parce que vous savez, avec les bailleurs, quand on parle de concertation, c’est une présentation. Ils confondent présentation et concertation. Ils nous font une présentation et point barre, ils appellent ça une concertation. S’il y a des aménagements extérieurs qui vont être réalisés, je sais que ça coûte de l’argent, est-ce qu’ils vont être respectés demain ?
Il n’y a aucune garantie...C’est que tous les locataires ne sont pas à mettre dans le même sac comme on dit, mais en gros, parce que je sais qu’il y aurait une vingtaine de familles qui poseraient problème et qui n’arrivent pas à tenir leurs enfants. Et c’est ceux-là qui font peur, quoi. Parce que si je vous fais un aménagement de plusieurs milliers d’euros et que derrière, le lendemain on a tout saccagé, si je suis bailleur, j’ai peut-être pas envie de recommencer le lendemain.
K. - Et actuellement il y a des projets qui sont en cours ?
C T. - Il y a des projets. Il y a eu une première réunion, il y en a une au mois d’avril qui va être présentée aux locataires. Mais ce qui est toujours un peu emmerdant quoi... parce que ces réunions c’est bien beau, ils appellent ça des réunions publiques, mais vous le verrez, puisqu’il y aira un forum pour le projet de jardin partagé, les gens ne viennent parler que de leurs propres problèmes. Ils ne voient plus le problème global. Ils sont tellement englués dans leurs problèmes, dans leurs problématiques de tous les jours, qu’ils arrivent plus à raisonner de manière collective.
K. - Ce projet de jardin partagé du Parc d’Hanoï, qui finalement est une tentative d’amorcer un projet commun qui s’inscrit dans une pensée globale du quartier afin d’améliorer le contact, le mieux vivre dans le quartier. Qu’en pensez-vous ? Vous connaissiez le Parc d’Hanoï ?
C T. - Non, même pas. J’en ai entendu parler, mais j’ai jamais eu le temps d’y aller. Bon, parce qu’il n’y avait rien, donc je vois pas pourquoi j’y serais allé. On est complètement dans le flou et je me pose des questions. Est-ce que ça va être un endroit fermé ? Est-ce que ça va être un endroit perpétuellement ouvert ? Qui peut me donner la réponse aujourd’hui ? Personne... Ce qui est dommage, c’est que c’est peut-être un bon projet, mais qu’il est peut-être un peu excentré par rapport à une cité.
K. - C’est à dire qu’il vous parait éloigné ?
C T. - Là, ça me parait loin de la vie du quartier. On en parle beaucoup des jardins partagés, mais quand ils sont à l’intérieur d’une cité, c’est quand même une réussite. Est-ce que le fait qu’il soit excentré, ça va inciter les gens à y aller ? Est-ce qu’on va penser à installer des toilettes ? Parce que là, ils peuvent pas rentrer à la maison pour aller aux toilettes. Ah oui, il faudrait même des toilettes écologiques. Il faut quand même pas oublier qu’il y a des villas autour, des lieux d’habitations. Et si les petits, si ils ont envie de pisser, ils vont pisser n’importe où, c’est sûr que ça va apporter des grincements de dents.
K. - Vous pensez que ça peut occasionner des problèmes de voisinage ?
C T. - Oui oui.
K. - Est-ce que vous avez des idées de choses qui pourraient être faites, indépendamment de l’idée d’un jardin partagé ?
C T. - Si c’est un espace où les petits peuvent s’exprimer par le biais de la terre, pourquoi pas. Je dis bien pour les gamins. Je pense que les adultes qui iront, normalement devraient y aller que pour faire de l’encadrement. Est-ce que derrière on va en faire un lieu de rassemblement ? Le principe du jardin partagé, je vais être honnête, je ne le connais pas. Mais je le verrais pour les gosses. On sait que les gosses aiment bien jouer avec la terre, pourquoi pas leur apprendre à semer quelques graines, voir une courgette grandir, avoir une tomate... Ça, ça les intéresse, peut-être. Je sais que ça a déjà été fait, ici. Ils avaient fait quelques plantations, ils étaient contents les petits. Maintenant après, c’est sûr que c’est pas des jeunes entre dix-huit et trente ans que ça va intéresser, de faire du jardinage.
Après il y a le problème de la sécurité. Il faut voir ce qui pourrait s’y passer la nuit ou le soir très tard, surtout l’été. Est-ce qu’il faudra mettre des murs anti-bruit ? Je sais pas, moi.
Est ce que c’est une bonne idée ce projet, c’est en agissant qu’on saura. Il faut toujours agir, parce que comme je vous dis si on ne fait rien, rien ne se passe. On fait et après on voit. Et de toute façon, si il y a des conneries, on améliore et il faudra que ça s’améliore au fil du temps.
Après si déjà les petites choses qui doivent avancer sont réalisées dans la cité elle même, ce serait pas mal. Au 38, il y avait des espaces réservés pour les gosses, des espaces de jeux pour les enfants, ils étaient plus réglementaires, ils on tout enlevé, mais ils les ont pas remplacés. Tout ça pour économiser.Moyens financiers, vous savez, quand on rachète un groupe comme ça, où il y a six cent quatre vingt logements c’est sûr que vous allez faire au départ des travaux qui vont être classés importants, comme par exemple une chaudière ou des choses comme ça, mais que vous allez pas forcément mettre du fric dans les aménagements, pour les jeux pour enfants.
K. - Est-ce que du coté de la ville, vous avez l’impression aussi d’avoir été délaissés ?
C T. - Ah oui ! On le voit. Ça fait trois ans que j’écris au maire de secteur, pas que pour le 38, surtout pour là-haut. Je me pose des questions. Pourquoi vous avez une impasse avec un terrain de boule municipal, et un jardin public municipal de l’autre coté où le cantonnier ne passe jamais. J’ai fait plusieurs courriers. On m’a répondu : "On a transmis ça à MPM... Je saisis madame intel... Je saisis monsieur intel...". Et puis trois ans après, c’est toujours le même problème. On a l’impression d’être délaissés, abandonnés. Beaucoup se sentent abandonnés. Encore heureux qu’ils ont le Centre Social. Qu’il y a une permanence de la Sécu, de la CAF, de ce que vous voulez... Heureusement, c’est le noyau de vie.
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