« Je viens de la mécanique, moi. J’ai un C.A.P de métallurgiste et après, une dizaine ou une douzaine d’années de mécanique. La cordonnerie, ça s’est fait tout à fait par hasard, en 83, quand j’étais sur Aubagne, entre l’atelier et le garage de mécanique, et un cordonnier qui s’est installé - bon, à un moment donné, euh… le cycle a fermé, on a sympathisé, ça s’est passé comme ça. » Jean Duval, 46 ans, cordonnier rue des Abeilles.
Koinai : Comment avez-vous appris le métier ?
Sur le tas. Ben, c’est ce gars qui s’est installé, et puis ça s’est naturellement fait.
K : Quelles compétences la profession requiert-elle ?
Du savoir-vivre ! Ah ! ah ! La priorité, c’est ça. Puis du service rendu, un peu, comment dire… Vouais, c’est un tout, en fait, c’est du savoir-vivre et du service rendu aux personnes, quoi. Enfin, on peut faire son métier bien ou mal, le tout c’est d’arriver à rendre service à la personne. Et puis après, l’expérience va aider à développer l’affaire, c’est être de plus en plus performant sur certains travaux mais au départ c’est vraiment de rendre service aux gens. J’aurais fait pareil dans la mécanique, quoi.
K : Comment votre activité s’est-elle développée ?
Le premier magasin, j’étais au Cours Lieutaud, donc c’est au milieu des motos et j’ai réparé des combinaisons de motos à tout va, quoi. Et puis après y’avait des magasins de randonnée qui étaient installés là, donc ça s’est orienté, puis après, tout simplement en faisant de l’escalade, c’est franchement venu sur l’escalade et la randonnée. Voilà, c’est mon hobby qui a dirigé ma profession. J’aurais fait de l’escrime, peut-être que j’aurais ressemelé les chaussures de… et puis j’aurais ressemelé les chaussures de tout le monde ! J’aurais fait de la natation, ben là j’aurais été embêté parce que bon, ha ha ! Mais enfin, c’est vraiment le… J’ai pas voulu faire ça, en fait, hè, ça s’est fait naturellement. La demande a fait l’offre, on va dire.
K : Quelles matières travaillez-vous ?
Tout support, tout… Oh, j’ai pas de matière bien précise, là c’est du cuir, après ça peut être du Gore-Tex, ça peut être du plastique, du skaï, des cuirs de motos… Enfin, je m’arrête pas à la matière, quoi, sinon c’est un peu cloisonner son métier. Si on fait que les talons de femme, on est cuit, aujourd’hui.
K : Quels produits utilisez-vous le plus ?
Oh, c’est les colles. Les solvants, y faut savoir que ça vous empoisonne, aussi : c’est ce qu’y a de plus nocif. C’est pour ça que les trois quarts du temps, même l’hiver, je travaille portes ouvertes pour ventiler le local. Mais sinon tous les produits sont des solvants, c’est des matériaux qui sont plus… à plus ou moins terme, hein.
K : Quels sont les inconvénients du métier ?
Mis à part la colle, enfin, la colle et les coups de marteaux - pas sur les doigts, hein ! - mais la répétition des… Non, c’est un bon travail, un bon travail. J’en connais beaucoup qui sont beaucoup mieux payés et qui s’emmerdent au travail et qui dépriment, ha ha ! Qui se suicident ! Le jour où je me suicide, c’est qu’on m’a tué, c’est pas que je me tue ! Ha ha !
K : Quel changement notez-vous dans la profession ?
C’est les chaussures. Les chaussures en plastique de chez Taiwan, y z’ont révolutionné la manière de travailler, hein.
K : Les techniques ont-elles évolué ?
Euh… non. Dans les colles, dans certains collages ça s’est amélioré. Dans la rapidité du travail, on a des presses, mais sinon, la base reste la même.
K : Et votre clientèle ?
Oui, ils ont plus confiance dans ce que je leur apporte, ce que je leur dis, de ce côté-là c’est vrai que… Maintenant ça s’appelle la clientèle, hein. C’est tout bête, c’est un peu à nous, les artisans, à fidéliser les gens par des manières de travailler qui soient les plus sensées possible. Si y’a une paire de chaussures de montagne, une paire de chaussures de ville, bon, encore on sait trop quoi y faire, mais après c’est quoi, une selle de cheval, c’est… Enfin, moi j’ai essayé d’élargir un peu l’éventail de mes réparations pour pas avoir de temps creux, même si c’est des fois plus compliqué à réparer une combinaison que le gars s’est mis sur la tête sur un circuit, c’est vraiment ce qu’y a de plus chiant, quoi, y faut tourner dans tous les sens, c’est lourd, ça casse les aiguilles, c’est long, mais bon, ça fait partie, euh… Y’a pas que du bon, hein, donc… Mais le gars, celui qui est le dernier à qui j’ai réparé ça, lui, il a envoyé du monde qui va me faire peut-être faire du travail plus facile. Faut pas non plus être accro du pognon pour faire ce métier-là.
K : Parlez-vous escalade avec vos clients ?
Ah oui oui oui ! Des fois on parle même pas de chaussures, on parle de ce qui leur plaît, de ce qu’y z’ont fait comme voie d’escalade et puis ben la chaussure, je sais ce qu’y’a à y faire, quand même. Mais si vous voulez, le trois quart du temps on parle jamais de… C’est sûr que le contact avec la clientèle, pour moi c’est… Je force pas, quoi, ah ah ! Malheureusement, c’est naturel, mais bon… Parce que des fois on se retrouve à plus discuter qu’à travailler ! Mais bon, ah ah ! Après ils le savent, ils en tiennent compte donc y peuvent pas m’en vouloir, hein ! Quand je vais faire du vélo le matin, moi, y peuvent pas m’en vouloir parce qu’y z’en font aussi, donc…
K : Votre clientèle escalade se distingue-t-elle des autres clients ?
Oui oui oui, c’est un peu des marginaux, y veulent pas travailler, y veulent que grimper ; c’est vraiment des gens accros de l’escalade. Y viennent là, c’est pas pour rien, c’est pasque en haut du rocher des Goudes, quand y’a plus personne qui vous tient, ben le mec y pense à moi, quoi, y me bénit ou y me maudit - si j’ai mis de la gomme qui glisse y va me maudire ! Mais bon, en règle générale si il y est arrivé c’est pas grâce à moi, hein, mais je contribue à son succès, quoi, donc il le sait.
K : Comment communiquez-vous sur votre activité ?
Ah ! Que du bouche à oreille ! J’ai fait un peu de publicité y’a longtemps, mais je vous dis, je suis pas un accro du travail et voilà, euh… J’aime bien aller me promener, ha ha ! Donc quand on allait grimper à la Sainte-Victoire, les trois quarts du temps j’en profitais aussi pour mettre un peu de tracts sur les voitures et que les gens gardaient pasque les randonneurs, en fait, ça jette pas, et encore moins là où y sont. Donc y les ont gardés pendant cinq ans, quatre ans si y faut, mais un jour ou l’autre y sortent le tract et y viennent au magasin pasqu’ils l’ont trouvé un jour sur le pare-brise, quoi. C’est vraiment une clientèle… Randonneurs, tout ça, on dit : "Les feuilles, les écolos, machin", vouais, vouais mais c’est vrai, y jettent pas, y jettent pas. C’est pas le tract qu’on a mis devant le Mac Drive et que le mec va jeter par terre sans même le regarder. C’est pas la même personne, ou alors elle est pas dans le même contexte, donc elle va réagir différemment.
K : Entretenez-vous de bonnes relations avec les commerçants du quartier ?
Oh oui, oui oui. Ben ça rend service un peu à tout le monde, la cordonnerie, hein. Enfin, tout le monde a des pieds, à partir de ce moment-là, donc, on peut rendre service au grossiste en téléphone comme au croque-mort, même lui ! Mais non, ça touche tout le monde, après à moi de plaire au maximum de gens, hein, c’est un peu dans tous les métiers pareil.
K : Êtes-vous en contact avec d’autres cordonniers ?
Ouais, ouais, ouais. Avec chacun avec sa petite sauce, là.
K : Échangez-vous vos savoir-faire ?
Non, non. C’est un peu une petite recette… chacun pour sa pomme, quoi. Bon, c’est un peu de bonne guerre. Y’a des restaurants qui diront jamais comment y z’ont réalisé la sauce et puis voilà, quoi, ha ha ! Bon, alors après, c’est vrai, c’est ce qu’un fournisseur me disait : « Vouais, c’est un secret de polichinelle parce que les colles elles sont vendues de partout, au même prix, par tout le monde, et conseillées par… », et j’dis : « Vouais, après, bon ben si y perd dix ans de ressemelage sur les chaussons d’escalade, ben c’est dix ans de gagné pour un autre ! » Et pis à Marseille, bon hè, c’est vrai qu’y’en a pas beaucoup qui le font et donc, moi si je peux garder ma petite sauce pendant encore cinq, six ans, ha ha ! C’est bien. Les gens sont contents. Enfin voilà, quoi, c’est compliqué à faire, je me dis que c’est pas le plus rentable, donc forcément je risque de garder le monopole un peu pendant un moment pasque c’est compliqué à faire, quoi, et puis des trucs comme ça personne va les réparer, donc, quelque part…
K : Que pensez-vous du service "talon-minute" ?
Y z’existent, hein, y sont là et y faut faire avec, quoi. Y prennent le meilleur du travail, mais bon, comme y se cassent pas trop la tête non plus - j’y ai travaillé pendant un an, hein, donc je vous en parle en connaissance de cause - voilà quoi, c’est deux clientèles différentes. Ceux qui vont là-bas viennent pas chez moi, y vont pas se casser la tête, y vont faire leurs courses et puis y font leurs talons en même temps ou leurs clés, ils les payent souvent plus cher et souvent y se balancent vraiment du mec qui les fait et y z’arrivent pas à savoir comme il habite, comme il s’appelle, c’est pas leur problème.
K : Qu’est-ce qui fait un bon cordonnier ?
Eh bè déjà, qu’y fasse les deux talons à la même hauteur ! Ha ha ! C’est déjà pas mal ! Après, bè… vouais, la base du travail c’est déjà faire son travail, enfin, faire ce qu’on lui demande et puis après, dans un quartier, tout le monde va chez le cordonnier : le riche, le pauvre, les enfants, les vieux, les maigres, les beaux… Y sert un peu de… Ici j’ai réuni des gens extrémistes à jeter tout le monde dehors et des gens qui arrivent directement du Maghreb, du Mali et ça, bè pour qu’y z’arrivent à s’entendre bè… Parce que l’un supporte pas l’autre et puis on parle d’autre chose, quoi, c’est un peu de temporiser, voilà.
K : L’aspect relationnel est donc prépondérant ?
Ah oui oui oui, sans… Si j’avais qu’un petit carré comme un pied de chaussure, on me le donne à réparer, j’arrête de suite, hein ! Je vais vendre des glaces et puis au moins les gens sont contents, ils mangent leur glace et on a un bon contact quand même.
K : Avez-vous une anecdote à partager ?
Bonne ou mauvaise ? Mauvaise, on en a… Non, non mais bonne, c’est tout le monde qui contribue en fait à mon bien-être, quoi. Ah si si si, une anecdote, enfin par rapport aux endroits et aux gens, si : une fois, d’Aix est venu un guide de haute montagne - je le connais - il m’a apporté les chaussons d’un copain à lui qui habite dans les Alpes, que j’ai ressemelés. Et la fatalité, quinze jours peut-être après, on va se promener à Quinson sur un secteur d’escalade que je connaissais pas - Marseille-Quinson c’est déjà cent bornes, hein, on va sur un secteur bien défini alors qu’y’en a trente-six, et c’est le copain d’un copain, ça fait déjà beaucoup de… - Je pose mes chaussons, donc j’ai pas les cotations pasque les voies d’escalade je les connaissais pas. Le gars - ndlr : un autre grimpeur - dans la conversation, en me donnant les indications que je cherchais, va savoir pourquoi, y me dit : « C’est les cordonniers les plus mal chaussés. » Je lui dis : « Non, regarde, je me les ressemelle, c’est les miens. » Et y me regarde et y me dit : « Cordonnerie Jean ? » C’est le mec de la chaussure - ndlr : le cordonnier lui-même - qui est parti, qui a traversé toute la région PACA pour aller là-bas et pour tomber sur le mec - ndlr : le copain du copain… - quinze jours après ! Ah, je dis : « C’est pas possible, ça ! ». Et puis le mec en plus y me dit : « Les cordonniers les plus mal chaussés. » On me l’a jamais dit, ça, jamais, jamais ! Pile poil qu’y tombe sur moi, ou je tombe sur lui. Mais c’est vraiment une des plus… Si, un jour un gars qui vient ressemeler, il est pressé, il est stressé des chaussons ; y lui faut, y lui faut, y lui faut. Je lui ressemelle comme y faut, donc il les récupère le vendredi soir. Et nous, le lendemain matin on va grimper à Céüze - Céüze c’est deux heures de marche, y’a des secteurs de partout - et j’arrive sur une écaille, je lève la tête comme ça, pof ! sur le mec, t’sais : « Dis, oh, tu pouvais me les… - Je te les portais, si y fallait, les chaussons ! » Le même mec ! Je dis : « Ça alors ! On s’est quittés hier soir et on se voit ce matin ! » La première truffe que je vois c’est lui. Je dis, ça c’est des phénomènes marquants, on va dire. Mais sinon après… les mamies, les petites mamies, ha ha ! Alors là, y’a de quoi raconter des vertes et des pas mûres, je devrais les enregistrer parce que… Et bon, y’a les gratinés aussi, les militaires de carrière, les… Enfin…
Propos recueillis par Pierre Defleur le 26/07/07 ; rédaction : Odile Fourmillier ; image : Anne Muratore.
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