Sous le signe de la gravure
Comme le Rhin descendant le Rhône, l’esprit du Bauhaus souffle sur Marseille. Gabi Wagner, artiste graveur allemande originaire de la Sarre a étudié le graphisme à l’école des arts appliqués de Sarrebruck auprès de professeurs héritiers du grand mouvement précurseur du design contemporain. Elle nous reçoit dans son atelier de la rue Léon Bourgeois où elle nous parle de ses techniques, de son oeuvre... sa rencontre avec Marseille la chaotique où elle s’est installée et dans laquelle elle puise aussi ses matériaux. Son travail est marqué par la couleur, le vif, en accord avec les traits, les formes et les textures, c’est « la gravure du vivant », l’empreinte d’une inspiration biologique, germée de l’acide et du zinc. Une eau-forte tant expérimentale que créative et pleine d’imprévus...
Koinai. - Pouvez-vous commencer par vous présenter ainsi que votre atelier ?
Gabi Wagner. - Je m’appelle Gabi Wagner et mon atelier est au 23 rue Léon Bourgeois. C’est un atelier de gravure et je suis dans le quartier Longchamp depuis trois ans.
K. - Quel a été votre parcours d’artiste ?
G.W. - Mon parcours a commencé par une formation de peintre en lettres qui n’existe plus maintenant, du fait que cela est maintenant réalisé par ordinateur. A l’époque, on coupait de toutes petites polices à la main, maintenant c’est l’ordinateur qui traite tout ça. J’ai aussi appris la sérigraphie. Dans ces années-là, on ne parlait pas encore de toxicité des produits... c’était vraiment les plus toxiques qu’on puisse imaginer et au bout d’une journée on était complètement drogués à cause des produits pour nettoyer les tissus ! Après j’ai fait des études en arts appliqués en Allemagne, à Sarrebruck dans la Sarre, c’était des études en design et graphisme. J’avais un prof qui était assez connu dans ma région, qui s’appelait Oscar Holweck et qui était élève du Bauhaus et notre formation était axée sur la base du Bauhaus. C’était très strict et très dur, mais on a vraiment appris pour la vie. Par exemple, de faire les choses de façon systématique, de ne pas abandonner, de travailler très proprement aussi, on avait trois semaines pour réaliser chaque sujet... C’était des trucs banals peut-être pour quelqu’un d’autre, de faire un dégradé de gris entre le noir et le blanc, et s’il y avait une seule imperfection, il fallait tout refaire... Maintenant, c’est l’ordinateur qui le fait, mais on a vraiment appris pour la vie... C’était fantastique et j’ai adoré aussi son travail, c’était quelqu’un qui travaillait uniquement avec du papier... Maintenant, il est mort, mais j’ai eu de la chance d’avoir ce prof-là !
K. - Vous avez été marquée par tout l’héritage du mouvement Bauhaus ?
G.W. - Je pense que ça se voit dans mon travail, c’est toute ma base.
K. - Vous avez également fait des études complémentaires aux Beaux-Arts de Marseille ?
G.W. - Oui. Après avoir passé le diplôme en graphisme, j’ai fait encore deux années d’études à Marseille. J’étais aux Beaux-Arts à Luminy et j’ai passé pas mal de temps en litho à l’époque. C’était encore la seule technique qui était moins toxique que la gravure... J’étais malade, j’avais des problèmes de peau et jamais je n’aurais pu m’imaginer que j’allais toucher à la gravure !
K. - C’était comme un domaine interdit ?
G.W. - Oui, à cause de tous les produits toxiques. Et après, quand je suis rentrée en Allemagne, je me suis dit : “ok ! J’essaie de continuer et de devenir enseignante en arts plastiques et en “français”. J’ai recommencé des études... En Allemagne, même si on a un diplôme en arts appliqués, on ne peut pas enseigner les Beaux-Arts, il faut refaire des études. Alors, je me suis retrouvée au même endroit où j’avais fait les arts appliqués, mais le statut de l’école avait complètement changé, ils ont alors eu un superbe atelier de gravure. De mon côté, j’allais mieux au niveau santé, j’ai commencé un stage de gravure et je me suis dit que je ne ferai plus jamais de peinture, je resterai à la gravure qui est ma technique... En gravure, on obtient un trait si fin qu’on n’obtient jamais à la main ! C’est une très grande précision de travail.
K. - Quelles sont les techniques de gravure que vous utilisez ?
G.W. - La plupart du temps, je travaille avec l’eau-forte parce que c’est uniquement les traits qui m’intéressent. Je ne travaille pas avec la pointe sèche parce que c’est trop brut, on a la résistance du métal et j’ai du mal à travailler avec ça. Il y a des maîtres de la pointe sèche, mais ma technique est celle de l’eau-forte. Et comme on dessine dans le vernis, c’est pratiquement comme si on dessinait sur une feuille, et j’aime bien ça ! Si j’ai par exemple un creux très profond, ça traverse carrément la plaque et ça fait des trous !
K. - Avec quels matériaux travaillez-vous de préférence ?
G.W. - La plupart du temps, je travaille avec du zinc. Il est déjà moins cher et en plus on voit mieux ce que l’on fait. Mais là, je veux adapter mon atelier pour donner des cours et faire des stages de gravure avec d’autres matières. Je dois travailler sur du cuivre avec les stagiaires, avec des produits non toxiques. Mais pour mon propre travail, je vais continuer avec le zinc...
K. - Votre travail est axé sur les textures, les formes... ?
G.W. - Je travaille souvent avec des formes de base comme le carré, le cercle, le demi-cercle et aussi des rectangles. Je fais des variations à partir de ces formes, ça vient de la formation du Bauhaus.
K. - La gravure est un art avec des imprévus, vous n’êtes pas toujours certains de sortir quelque chose exactement comme vous l’aviez imaginé ?
G.W. - Non. Normalement si on dit que l’on fait de la gravure, les gens pensent tout de suite à une reproduction, à un motif, un dessin que l’on veut reproduire et en faire ensuite quelques tirages identiques. Mais moi, ça ne m’intéresse pas du tout, je me sers de la gravure comme de la peinture et j’aime bien faire des tirages uniques... Parfois l’acide n’attaque pas comme il faut, on a du mal à dégraisser la plaque et le vernis se casse, fait des craquelures... Mais ça, c’est bien ! On sort avec un résultat inattendu qu’on ne voulait pas faire au début. Des fois j’arrive à un endroit ou je ne voulais pas aller au début, après je trouve des trucs, des idées dans le travail à cause des accidents aussi... La gravure est tellement expérimentale, c’est pour ça aussi que j’ai choisi cette technique !
K. - Dans les techniques voisines, avez-vous abordé la sérigraphie ou la lithographie ?
G.W. - Ça m’intéresse moins. En gravure, si j’ai une plaque qui ne me plaît plus ou si elle est loupée, je peux la couper, la replonger dans l’acide, je peux la retravailler... Mais en sérigraphie avec le tissu, je ne peux pratiquement plus rien changer et si c’est loupé, c’est loupé ! Une gravure loupée, elle l’est rarement parce que ça se retravaille tout le temps... En litho, on a une pierre énorme qui est hyper-lourde, je ne peux pas la couper et je suis limitée au niveau des tirages, je ne peux pas faire ce que je veux dessus... En plus une plaque se stocke facilement, elle est petite... une pierre de litho, il faut la stocker quelque part, c’est tout autre chose ! La gravure à l’eau-forte présente une souplesse inégalée par rapport à d’autres techniques de gravure.
K. - Avez-vous eu des influences au niveau de vos professeurs ?
G.W. - J’aime bien Amselm Kiefer par exemple, c’est un de mes peintres préférés, je l’adore ou aussi Rauschenberg, je l’ai bien aimé à un moment. Mais Amselm Kiefer est vraiment mon artiste préféré. Sinon, j’adore les gravures de Max Neumann, c’est un allemand qui a aussi fait des études dans ma ville, maintenant il vit à Berlin. Il y a aussi un artiste qui est pas mal, c’est Volker Lehnert, il fait un travail d’estampe et de gravure.
K. - Faites-vous des expositions collectives en galerie ou des biennales... ?
G.W. - Oui. Je fais pas mal de biennales, notamment la biennale SUDestampes de Nîmes, je participe aussi à celle de Chamalières. J’étais une fois à la triennale de Cracovie, une autre à côté de Paris, à Sarcelles et aussi une triennale en Espagne...
K. - Est-ce que vous faites des expositions dans votre atelier ou est-ce uniquement un espace de travail ?
G.W. - C’est plutôt un espace de travail. En plus un atelier de gravure, c’est souvent sale... c’est difficile de garder les murs propres... J’ouvre l’atelier dans le cadre « Portes ouvertes Consolat », il faut nettoyer au moins une fois...
K. - Vous êtes permanente à la galerie Sordini. Quel regard portez-vous sur la création artistique à Marseille ?
G.W. - J’ai l’impression que les Marseillais aiment plutôt la peinture provençale parce qu’il y a pas mal de galeries qui en exposent. Je pense que Marseille n’est pas une très bonne ville pour la gravure. Je trouve que le public est plus réceptif à Paris.
K. - Les marseillais seraient-ils moins sensibles à l’art contemporain ?
G.W. - J’ai un peu cette impression, mais bon... On verra bien en 2013 ! Marseille sera une ville-phare, au centre du monde !
K. - Est-ce que la ville de Marseille est une source d’inspiration pour votre travail ?
G.W. - On trouve bien des choses dans les poubelles ! (rires) J’ai trouvé une superbe plaque dans la poubelle, une plaque d’ordinateur, le dos d’un ordinateur, il y a les trous de l’aération... Maoual [1] travaille aussi sur des plaques de frigo qu’il trouve partout à Marseille ! Il y a une abondance de choses, pas mal de meubles qui viennent de là aussi !
K. - C’est presque un fournisseur officiel... ! (rires) Concernant vos premières années, est-ce que le fait d’être native de La Sarre, un Land frontalier de la France, a favorisé chez vous un biculturalisme ?
G.W. - Oui, je pense. A l’époque, j’avais comme première langue étrangère le français, maintenant ce n’est plus comme ça. J’ai toujours bien aimé la France en plus, c’était normal... On était à deux kilomètres de la frontière, c’était tout à fait normal de passer des week-ends ou de partir en vacances en France, où on avait des copains Français.
K. - Qu’est-ce qui a motivé votre choix de vous établir à Marseille... C’était une attirance... ?
G.W. - A l’époque j’avais passé mon diplôme en Allemagne et je suis venue avec mon ami qui avait commencé une thèse ici, il était physicien. Il y avait trois villes possibles et on a choisi Marseille parce qu’on connaissait avec les vacances, on s’est dit, c’est pas mal comme ça on peut toujours aller à la mer se baigner... (rires)
K. - Quelles ont été vos premières impressions quand vous êtes arrivés ?
G.W. - J’ai bien aimé, à l’époque j’étais jeune, j’ai trouvé Marseille fantastique. Il y avait la mer, les calanques, les couleurs... Mais maintenant avec le recul, en y habitant tout le temps, on voit plus les inconvénients. Cette histoire de poubelles, de saleté... A la mer, on n’y va plus tous les jours, on travaille ici dans une rue pourrie... C’est très dommage ! C’est une belle ville...
K. - Les gens du quartier manifestent-ils une curiosité devant votre atelier, est-ce qu’ils se montrent intéressés, sont-ils tentés de franchir la porte, de vous questionner... ?
G.W. - Oui, oui. C’est par période... Il y a toujours des gens qui s’arrêtent, qui demandent, qui sont intéressés, ça s’est sympa. Comme je n’aime pas trop travailler seule, le fait que je sois au rez-de-chaussée, des gens passent et ça j’aime bien !
K. - Pour conclure, quels sont actuellement vos projets artistiques, avez-vous des souhaits d’expositions, de voyages... ?
G.W. - Comme j’ai démissionné en Allemagne de mon travail de graphiste, pour l’instant le plus gros projet est d’organiser des cours et des stages... En ce moment, je suis entrain de mettre au point de nouvelles techniques parce que je veux travailler avec les produits non toxiques. Et comme il y aura bientôt les journées « Portes Ouvertes Consolat », je me suis dis qu’il faut que je sois prête pour les cours. Parce qu’il y a beaucoup de monde et ça me fait de la pub. Je peux proposer au moins deux week-ends pour faire des stages d’initiation de base en gravure.
K. - Nous vous remercions de votre accueil et nous vous souhaitons de bonnes initiations et de fructueuses expositions !
G.W. - Merci à vous.
[1] Bouchaïb Maoual est un peintre-graveur marseillais d’origine franco-marocaine, qui produit des gravures alliant la tradition artistique africaine et l’art contemporain occidental.
|
||
La revue Koinai : qui et pourquoi ? | Koinai ? | Mentions légales | Appel à contribution Plan du site |