Dessinateur de navire
Eric Jean, 44 ans, exerce dans son agence d’architecture navale rue Fourmiguier, aux abords du Vieux Port : « En 84, j’ai commencé sur ma planche à dessin mais, depuis, tout se fait par informatique, hein : on a des logiciels spécifiques au niveau dessin de carène, conception en 3D ou 2D et puis des logiciels de calcul de structure. » De l’esquisse à la construction, le travail de conception du bateau : mise à l’eau.
Koinai : Quel genre de bateau concevez-vous ?
Alors, j’ai plusieurs cordes à mon arc : ma passion au départ, c’était le bateau de plaisance, le voilier. Quand on a commencé en 84, on a fait beaucoup de multicoques, c’était le début donc y’avait pas d’architectes vraiment spécialisés là-dedans, le marché était assez ouvert. Ensuite, j’ai eu l’opportunité de travailler avec des chantiers qui faisaient aussi des bateaux de travail, de transport de passager, des chalutiers, toutes sortes de bateaux professionnels. Et maintenant on est un peu sur les deux créneaux, le bateau de plaisance et le bateau professionnel. Ma passion de départ c’est la plaisance mais après, au niveau conception, c’est aussi intéressant de dessiner un bateau professionnel qu’un bateau de plaisance.
K : Depuis quand exercez-vous votre métier ?
J’ai créé le bureau d’étude en 84, à Marseille, et depuis je suis resté ici. D’autres confrères ont quitté Marseille pour Paris ou d’autres villes, mais moi je suis resté ici un peu par choix personnel.
K : Quelles sont les différentes étapes de votre travail ?
La première étape, c’est toujours la discussion avec le client qui vient avec une idée plus ou moins précise de ce qu’il veut comme bateau, mais avec une ébauche de cahier des charges ; donc c’est finaliser avec lui ce cahier des charges, l’enrichir pour vraiment comprendre ce qu’il veut. Ensuite les autres étapes, c’est une phase de pré-étude où on commence à définir les plans d’ensemble du bateau au niveau esthétique, fonctionnel, structurel, et cetera, pour arriver à être en adéquation avec les désirs du client. Au terme de cette pré-étude, on peut faire une consultation auprès des chantiers pour avoir un premier budget de construction. Ensuite y’a une phase, plan de fabrication à proprement parler où on va rentrer dans les détails de tous les plans, on remet au chantier pour qu’il puisse construire et puis à des organismes, style Bureau Veritas ou Affaires Maritimes pour l’approbation des plans. Et ensuite, on assiste à la mise à l’eau et aux essais.
K : Faites-vous le suivi de la construction ?
Oui, alors, on peut nuancer un peu : disons que par rapport à des architectes bâtiment qui ont vraiment une obligation de suivi de construction et une responsabilité dans la construction, nous en tant qu’architectes navals, on n’a pas de responsabilité dans la mise en oeuvre des matériaux. Donc, on supervise la construction, on conseille le chantier mais c’est pas un suivi de construction au sens où on peut l’entendre pour des architectes bâtiment.
K : Travaillez-vous en équipe ?
Alors, je travaille avec Philippe Frasca, qui lui est designer industriel. Donc, il s’occupe, de la partie esthétique mais aussi conception globale du bateau pour apporter des innovations, des choses un petit peu qui sortent de l’ordinaire et puis aussi oui ce travail de l’esthétique, l’aménagement, et cetera.
K : Le fait d’être installé à Marseille, est-ce un atout ?
Non, pas particulièrement. Beaucoup d’architectes sont plutôt sur Paris parce que c’est là que se prennent les décisions des grandes entreprises donc le sponsoring, et cetera, c’est peut-être un peu plus actif là-bas. Moi, je ne travaille pas particulièrement non plus avec la clientèle marseillaise, j’ai des bateaux qui sont en Bretagne, en Corse, à l’étranger. Les chantiers aussi sont de plus en plus à l’étranger, hein, des fois je travaille avec la Turquie, avec la Chine, euh… Donc, le fait d’être à Marseille c’est pas un atout, c’est pas un inconvénient non plus ; je dirais que moi j’apprécie la qualité de vie ici, et maintenant beaucoup de choses se font aussi par internet, hein, la localisation a peu d’importance.
K : Justement, comment le client vient-il à vous ?
C’est beaucoup du bouche à oreille. Oui, on a un site internet,Profils design, y’a des gens qui regardent. Ils viennent aussi beaucoup par les chantiers : quand ils voient un bateau en construction qui ressemblent à peu près à ce qu’ils ont en tête, ils vont voir le chantier parce qu’y a un côté plus palpable qu’en allant voir un architecte ; ils peuvent voir une construction, ils peuvent discuter de prix, de délais, de choses comme ça. Et bien souvent ensuite, les chantiers nous renvoient le client parce qu’ils ont pas forcément le modèle qui convient. Donc, c’est beaucoup des relations comme ça, proches, avec d’autres professionnels, le bouche à oreille, le site internet, y’a un peu tout, tout compte.
K : Avez-vous le luxe de pouvoir choisir vos commandes ?
Pas vraiment : on prend pas des choses qui nous intéresse pas du tout ou qui sont pas dans nos compétences, hein, mais on peut pas dire que je fasse un tri sélectif draconien. Oui, y’a pas mal de demandes mais c’est vrai qu’on sait jamais totalement si ça va aboutir ou pas parce que y’a des questions de financement, de délais, toutes ces choses qui rentrent en ligne de compte donc au départ, on est quand même obligés de répondre de manière assez large à toutes les demandes et après, petit à petit, ça se sélectionne.
K : La concurrence est-elle difficile ?
Non, pas tellement. En fait, chacun a un peu sa spécificité ou les chantiers avec lesquels il a l’habitude de travailler, et c’est pas une concurrence, euh… On se bat pas sur les tarifs, ou… On peut pas dire que la concurrence soit très difficile. Enfin, c’est comme tout hein, il faut répondre de manière assez énergique.
K : Et travaillez-vous avec des chantiers navals marseillais ?
Alors, si c’est vraiment localisé sur Marseille, il n’y en a plus beaucoup. Y’a deux chantiers navals qui font du bois mais de manière moderne hein, du bois epoxy avec lesquels je travaille, Scotto et Maree Nostra, mais sinon les chantiers marseillais ont un peu disparu, les chantiers qui faisaient de la construction en aluminium, même du plastique. Donc, en dehors des deux que je viens de citer, je travaille plutôt avec le chantier le plus proche, le chantier Gatto qui est à Martigues, sinon après c’est des chantiers dans toute la France ou à l’étranger.
K : Quels aspects de votre profession préférez-vous ?
L’aspect intéressant, c’est l’aspect conception, créatif, c’est-à-dire arriver à bien comprendre le cahier des charges du client parce que on fait pas les bateaux pour nous, à chaque fois c’est des bateaux à l’unité qui sont pour des applications bien précises, donc il faut comprendre ce que veut le client et puis réinventer, c’est un bien grand mot mais, enfin, adapter à chaque fois un nouveau bateau à la demande du client. La partie rébarbative, c’est tout ce qui est plan de fabrication, c’est vraiment rentrer dans les détails pour la fabrication, là c’est fastidieux, et puis c’est souvent les mêmes pièces qui reviennent, c’est moins intéressant pour moi, hein.
K : Quelles sont les contraintes liées à cette activité ?
C’est souvent des contraintes de délais, par exemple pour les transports de passager, les bateaux qui font des promenades touristiques en mer, la saison se termine en septembre-octobre, donc les clients montent leurs plans de financement et veulent les bateaux pour avril, donc après la partie plan et construction se fait dans un délai très court. Et l’autre partie très contraignante aussi, c’est des parties administratives d’approbation, monter des dossiers assez importants pour les faire valider par les Affaires maritimes, les sociétés de classification.
K : Quelle est votre formation ?
Ma formation, moi j’ai un diplôme d’ingénieur, donc, j’ai fait un IUT de génie mécanique après les Arts et Métiers, à Aix.
K : J’imagine que la profession a évolué ?
Oui, ce qui a évolué c’est beaucoup les outils informatiques, ça c’est certain. La manière de construire aussi a évolué un peu dans le même sens : maintenant y’a beaucoup plus de découpes numériques, de choses comme ça. Avant les chantiers, ils refaisaient un tracé grandeur réelle du bateau, maintenant, on fournit un fichier numérique, les tôles sont découpées ou le bois. Et l’autre aspect c’est un peu un aspect normatif qui fait que là aussi, depuis 84 déjà, les normes françaises ont souvent changé, ensuite on est passé sur des normes européennes qui sont tout le temps en train d’évoluer et de s’enrichir, donc il faut tout le temps suivre les modifications au niveau des normes. ça c’est un gros travail, surtout pour moi qui suis à cheval sur la plaisance et le bateau professionnel donc ça fait un éventail de normes très important qui faut constamment remettre à jour.
K : Y a t-il eu des bateaux particulièrement difficiles à réaliser ?
Non, pas particulièrement. Après ça peut être lié à la taille, ou c’est plus par rapport à l’expérience qu’on peut avoir : par exemple, ces chalutiers qui sont là en photo font 25 mètres, techniquement ils sont très équipés, assez complexes, c’est sûr que le premier que j’ai fait, ça m’a demandé beaucoup plus de travail que le cinquième ou … En soi y’a rien de particulier mais, ne pas avoir de recul ou d’expérience fait que ça demande plus de travail.
K : Vous arrive-il souvent de concevoir des armoires bateaux ?
Ah (rire) ! Non non, c’était une demande bien spécifique et unique d’un artiste marseillais, voilà. En fait l’artiste, Olivier Tourenc, a voulu faire ces armoires bateaux dans le cadre au départ de son diplôme de fin d’études, et donc lui est venu me voir en tant qu’architecte parce que dans son concept, il voulait pour que l’armoire soit un véritable bateau, qu’elle soit dessinée par un architecte homologué, et cetera. C’était le seul et unique client pour lequel j’ai fait des armoires bateaux.
K : Quel est le bateau dont vous êtes le plus fier ?
Oh, y’en a pas un en particulier, non.
K : À quoi peut-on reconnaître un bateau conçu par vous ?
Eh ben, c’est difficile parce qu’à chaque fois, c’est des bateaux de type différent avec des cahiers des charges différents donc, y’a pas vraiment, entre un chalutier de 25 mètres et un voilier de plaisance, de griffe particulière, si ce n’est qu’il est bien fait (rire).
K : Vous considérez-vous comme un artiste ?
Il faudrait définir l’artiste… Non mais, y’a forcément dans la conception du bateau, une part esthétique très importante. A la limite quand un client vient nous voir, il a des exigences au niveau performance mais il a pas forcément les moyens de la juger donc il s’en remet à nos compétences. Par contre il va regarder le coup de crayon, l’aspect du bateau, son esthétique, et ça il sera en mesure de le critiquer. Donc de ce point de vue-là, on a une part artistique forcément assez importante, oui.
K : Qu’est-ce qui vous lie au monde maritime, à Marseille ?
Euh… c’est un ensemble : c’est vrai je suis né ici, j’ai toujours vécu ici à part quelques petits épisodes donc, c’est une ville que j’aime bien, une rade que j’aime bien. J’aime bien naviguer ici, et ailleurs aussi, je reste pas particulièrement à Marseille pour le monde maritime, c’est tout un ensemble.
K : Avez-vous conçu le bateau sur lequel vous naviguez ?
Non, j’ai changé, plus maintenant. Avant oui, en fait le premier bateau que j’ai dessiné, je l’ai construit moi-même et ç’a été mon bateau pendant longtemps, et puis j’ai fini par le vendre et j’ai acheté une barquette marseillaise (rire).
K : La mer est-elle une source d’inspiration ?
Ben pour les bateaux oui, mais même en dehors de ça, forcément, parce que je baigne beaucoup dans ce milieu, cet environnement donc, oui.
K : Quels sont vos projets ?
C’est d’essayer de travailler le plus possible sur des bateaux qui correspondent à nos critères personnels, pas toujours à ceux des clients, donc d’essayer de développer tout en restant dans un cadre commercial viable, des projets qui nous soient propres au niveau de la conception. C’est pas toujours facile de concilier l’aspect commercial et l’aspect développement de projets personnels. Oui, sur notre site internet, c’est un appel d’offres qui a été lancé par la ville de Marseille, donc y’a eu une première phase de dialogue compétitif à l’issue duquel ils ont retenu deux candidats, donc nous et une autre société et maintenant, on doit remettre les offres de prix pour qu’ils choisissent entre les deux. Les dates ont été un peu reportées, on doit remettre les offres en mai 2008. Et sur le site, c’est l’avant projet qu’on a fourni avec un certain nombre de documents techniques pour qu’ils puissent faire la sélection. Donc, peut-être qu’il y aura un ferry boat …
Propos recueillis par Barbara marin le 03/10/07 ; rédaction Odile Fourmillier
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